Une conspiration humaniste
Carlos Ferrand
rÔle dans les films de Michka
Tragédia — Directeur photo
MF: Qu'est-ce que ça veut dire, "l'Autre", pour toi?
CF: D'un côté de ma famille, ils sont espagnols. Un autre côté est juif français. De l'autre côté — il y a plusieurs côtés — ils sont siciliens de Lipari. Je suis né dans une famille euro-péruvienne, entouré d'un pays indien et ma deuxième mère était noire.
La famille était riche. On avait quatorze personnes à la maison, mais peut-être huit ou neuf étaient des servants. On était toujours avec eux. À table, quand on mangeait avec la famille, s'il y avait un mauvais comportement, "la punition" était de nous envoyer à la cuisine manger avec les servants. Alors on allait très souvent à la cuisine parce que c'était beaucoup plus intéressant. On mangeait mieux. C'était vivant. Plein d'histoires, d'anecdotes et de culture.
Peu à peu, quand j'étais petit, j'ai commencé à comprendre que ma famille, mes parents et le clan, ma classe, méprisaient les gens avec qui j'étais élevé. Parce que plus on était riche, moins tu étais en contact avec tes parents, mais plus tu étais avec les servants. C'est malheureusement à travers le racisme que j'ai découvert qui était "l'Autre ". Et ça, c'est quelque chose qui m'a marqué pour le reste de ma vie, dans tout mon travail.
MF : Michka a vécu des expériences semblables, je crois.
CF : Quand j'ai rencontré Michka, elle, qui venait "d'ailleurs", était toujours en train de parler de multiplicité, d'hybridité, d’impureté, de racisme. Des variétés de couleurs. Et c'est ça qui me paraissait merveilleux. Être avec elle était comme visiter une famille élargie, celle que nous créons par sympathie et atomes crochus. On avait l'impression, en parlant avec elle, qu'on faisait partie d'une conspiration humaniste dont le but était de contaminer le monde avec une bonne dose de justice, amour, poésie et sensualité.
Elle était juive. Moi, j'étais un peu juif. On a trippé par notre curiosité et notre intérêt pour la culture juive. Mais aussi, esthétiquement, par toutes les choses foisonnantes, excessives et très colorées qui dans les sociétés "occidentales" sont suspectes. Il y a le très bon mot de Goethe qui dit que "l’Occidental a un rapport avec la couleur comme avec un cheval qu'il n'arrive pas à dompter". Like a wild horse, L’occidental n’arrive pas à le dompter donc il retourne au noir, gris et blanc. C'est plus "élégant". Et ça, c'est typique des occidentés comme disait Lacan. Je trouve que c'est une marque des occidentés d'avoir cette idée de ce qu'est l'élégance. Pour moi, Michka était orientale, et je viens du Pérou, un pays qui est le règne de la couleur. J'ai découvert que pour les gens en Occident, trop de couleurs, ça veut dire quétaine ou ringard ou m'as-tu vu. Je trouve que c'est une carence de la culture occidentée.
Michka et moi on pouvait échanger autour de deux sujets difficiles d'accès pour les occidentés : les superstitions et les rêves. On ne s'est jamais posé la question sur leur vérité.
Alors quand on a fait son film à Toronto —Tragédia — elle voulait que la passion, les sentiments et l'amour soient transmis dans les couleurs aussi. On s'est beaucoup amusé. Elle te donnait beaucoup de liberté une fois qu'elle faisait confiance. Et ça, c'était un trésor. Pendant le tournage on avait le sentiment d'être dans un voyage d'aventures. Elle ne s'imposait pas, mais elle créait l'ambiance propice pour que les gens donnent leur meilleur. Elle nous rendait solidaires de son rêve.
MF: Ton enfance ressemble à celle de Michka, elle a grandi dans une famille très riche en Tunisie. Et puis il y avait des servantes — des servantes arabes — et ce sont des femmes arabes qui lui ont donné le seul amour qu'elle a senti pendant son enfance.
CF: Je comprends très bien. Quand tu es enfant et que tu as l'amour de ces gens, on commence à te dire qu’à cause de la couleur de leur peau ils sont inférieurs. Tu te rends compte qu'il y a là une stupidité gigantesque ou une ignorance totale. Et comme tu es enfant, tu ne peux pas dire à tes parents "non, non, non, non, tu te trompes, ce n’est pas comme ça, ça n'a rien à voir la couleur de la peau, ça n'a absolument rien à voir".
MF: Dans ton petit témoignage sur le site web de Michka, tu parles du fait qu'elle était sans peur. Qu'est-ce que tu voulais dire?
CF: Pour des raisons très complexes, le Québec avait des préjugés contre les gens qui venaient d'ailleurs. Et elle n'avait aucune crainte de dire ça. Par exemple, dans son film sur le racisme et la police.
MF: Zéro Tolérance.
CF: C'était bien en avance sur son temps. Moi, j'avais l'impression qu'elle se sentait elle-même exclue de la société. Comme moi, je me sens, comme nous tous, comme beaucoup de gens se sentent, mais elle, elle s'identifiait très fortement avec tout ce qui était exclusion et racisme. Elle avait une réaction viscérale à ce qui était injustice sociale et politique. C'était vraiment viscéral, c'était profond. Et puis elle se fâchait. Parce qu’elle était coléreuse, elle avait des amis comme elle avait des ennemis. D'ailleurs, j'étais fâché avec elle quand elle est partie. Pour plusieurs raisons. Je trouvais qu'elle laissait de côté une opportunité extraordinaire d'avancer sa cinématographie ici au Québec, où il y a tant d'appui pour le cinéma. Ça ne veut pas dire que c'est facile, mais ça veut vraiment dire que c'est beaucoup plus facile ici qu'ailleurs.
MF: Tu parles du moment où elle est partie pour Toronto?
CF: Non, non, non, quand elle a quitté le Canada, je veux dire. Pour la France et la Suède. Toronto n'était quand même pas loin. Mais je trouvais qu'elle aurait dû rester ici. Elle avait manqué une opportunité, mais aussi je trouvais qu’elle avait beaucoup à nous donner, à nous les Québécois. Et que son point de vue était enrichissant pour la société d'ici. Elle nous a privés.
MF: Je ne suis pas d'accord avec ça. Même quand elle est partie à Toronto pour un an, les gens ici au Québec la punissaient : "Comment tu peux quitter Québec pour Toronto?" Elle me disait toujours que même dix ans plus tard, les gens en la croisant dans la rue lui disaient "ah, t’es revenue de Toronto".
CF: C'est bon ça!
MF: Elle était plus ou moins à Paris mais elle revenait souvent à Montréal. Ce n'était pas comme si elle avait vécu en Suède, elle y a tourné un film, c’est tout. Et puis c'est compliqué avec son premier mariage en France. Mais je pense qu’elle n'a jamais abandonné le Québec. Elle suivait ses rêves. En fait, s'il y avait eu une histoire comme Prisonniers de Beckett à Montréal, elle serait restée ici sans problème.
CF: C'est sûr.
MF: Mais parle-moi de son expérience à Toronto. Michka m'a dit qu’elle était un peu naïve de vouloir faire un film en deux ou peut-être trois langues. Toutes les langues qui se mélangent — anglais, français, un peu d'italien. Je pense qu’il y a même un Polonais dans le film.
CF: Oui, je pense.
MF: Quand je lis le scénario, ça me gêne. Les paroles sont tellement explicites, mais j’imagine que ce n'était pas vulgaire. Je n’ai jamais vu le film.
CF: C'était excessif, mais pas vulgaire du tout. Et puis la naïveté, je la partageais avec elle parce que j'ai trouvé ça intéressant que quelqu'un parle en français et l'autre en anglais. Puis on avait encore l'espoir qu'Anglais et Français se comprennent. On était contre les préjugés de l'un et de l'autre. Alors, c'était très intéressant de travailler dans plusieurs langues. Je ne sais pas si on peut appeler ça "naïve". J'imagine qu'avec le temps, elle s'est aperçue qu'il n'y avait pas beaucoup de chances que le français devienne universel. En tout cas, c'est notre tristesse ici, les fameuses "solitudes", non? Le français et l'anglais sont maintenant en solitude avec les autochtones. On est parfois aveugle.
MF: Le titre du livre célèbre, Deux Solitudes de Hugh MacLennan, est devenu un symbole de distance irréconciliable entre anglophones et francophones. Mais, quand même, l’expression vient de Rilke qui parlent des deux solitudes qui se rapprochent et qui s'aiment. Je me souviens qu'elle m'a dit qu'après la projection de Tragédia à Toronto, Wayne Clarkson, qui était directeur du centre à l'époque, a dit simplement : "film français" !
CF: Oui, mais quand elle l'a montré ici, quelqu'un d'ici et je ne le nommerai pas, quelqu'un d'important dans le milieu du cinéma, a dit : "Mais qu'est-ce que c’est ce quétainerie que Carlos et toi ont fait?"
MF: Ah bon. Justement, je voulais te demander ta perception de la réception des films de Michka au Québec. Même des critiques qui sont très positifs pouvaient sembler paternalistes. Comme "regarde qu’est-ce que les immigrants nous importent". Est-ce que tu penses que c'est un peu ça?
CF: Oui, c'est possible, c'est possible. C'est juste maintenant, dans ces années-ci, que les gens ont appris à parler de l'Autre. Est-ce que tu as vu mon film sur Jongué?[1]
MF: Oui, oui.
CF: Il souffrait beaucoup de cela aussi. Les gens n'avaient pas encore appris à parler de l'autre. Quand on a une nouvelle conscience, on commence à faire les choses comme on peut, et souvent on le fait mal... Aujourd'hui dans Le Devoir, il y a un article très long sur le traitement des autochtones dans les cliniques et dans les villes, les hôpitaux. C'est seulement aujourd'hui qu'on peut parler, mais ça a toujours été le cas. A l'époque, Michka était une des seules qui avait réussi à faire des films qui ne venaient pas "d'ici". L'autre jour, je montrais à quelqu'un, un Québécois pure laine cinéaste, mon film sur Benjamin.[2] Et il m'a dit, "ça n'a pas l'air d’un film québécois". J'aurais bien aimé qu'il dise autre chose. C'est tout ce qu'il a dit.
MF: Tu as dit que tu étais déçu ou même fâché qu’elle soit partie pour la France et comment elle aurait dû apporter tellement de choses au Québec. Mais quand même, Prisonniers de Beckett a reçu de financement de l’ONF [3]. C'est vrai qu'on ne peut pas dire que c'est un film québécois, mais qu'est-ce que ça veut dire? Ou bien A Great Day in Paris, c'est un film français ? Je ne crois pas non plus.
CF: Non. C’est un film de Michka, c’est tout.
MF: Oui, exactement.
CF: Ce que je voulais dire, c'est que j'aurais aimé qu'elle reste ici et qu’elle ne s’en aille pas chercher en Europe. Tout ça parce que sa personnalité, sa cinématographie, ses valeurs, sa position politique, sa position intellectuelle étaient très riches. Et la société aurait profité plus. C'est ça que je veux dire. Je n'aurais pas voulu qu'elle fasse quoi que ce soit différent.
Moi, je suis content d'être assis entre deux chaises. Je ne me sens pas péruvien. Je ne me sens pas québécois, je me sens pas canadien. Je suis bien ici, je suis content qu'on accueille un bâtard comme moi, un métèque. J'aime beaucoup ça. Je n’ai pas besoin de me dire péruvien ou québécois ou canadien.
MF: Il y a un moment que j'aime beaucoup dans un des films que Catherine[4] a fait avec Michka, Le Violon sur la toile. Yuli Turovsky disait : "En Russie, j'étais juif, au Québec, je suis russe. Je pense qu'il y a quand même encore un peu d'espace dans mon cœur d’être québécois ou canadien."
CF: C’est beau. On peut vibrer entre les différentes choses — c'est ça que Michka faisait. Et cette vibration est salutaire pour la société.
MF: Oui. Elle a fait treize films, y compris les deux derniers. Et puis il y en a une autre dizaine qu’elle voulait faire qu’elle n’a pas faits, faute de financement. Je pense qu’une ou deux fois elle a reçu de l'argent de CALC[5]. Elle recevait plutôt l'argent de CAC[6] comme pour ses films Spoon et New Memories. Puis elle a reçu un financement au Québec pour écrire un film de fiction en Chine après China Me, son documentaire en Chine.
CF: J’ai adoré son film sur la Chine. Pour moi, c’est un des documentaires les plus intéressants que j'ai vus sur la Chine. J'ai adoré parce qu’elle était libre pour chercher.
MF: Mais elle n'a jamais planifié sa carrière. Elle faisait des films comme ils arrivaient. Et puis tu te rappelles ce qu'elle a écrit sur toi dans le générique de Spoon? C'est toi qui lui as donné l'idée de travailler sur plusieurs projets en même temps. Parce qu'il y a toujours des blocages quelque part et donc il faut continuer.
CF: Le cinéma pour elle n'était pas une carrière, juste le bon chemin à emprunter. Je ne planifie pas non plus ma carrière. Je n'ai jamais fait ça. Moi, je connais des gens qui font des scénarios de films en sachant à quel festival ils vont l'envoyer après avoir terminé le film.
MF: Wow !
CF: Quand j'étais avec elle, j'étais avec ma cousine spirituelle, politique, sociale, familiale. J'avais vraiment l'impression qu'on était de la même famille. Une famille qui vient d'ailleurs. Une famille élargie. C'était agréable pour moi. Elle est toujours en train de se battre pour ou contre quelque chose. Toujours, toujours, toujours.
MF: Quand Michka a fait son stage à Toronto au Canadian Film Centre pour tourner Tragédia, elle est quand même retournée à Montréal les week-ends. Au lieu d'utiliser les autobus, elle a profité d’un service de "commune auto" géré par les immigrants, surtout les Péruviens. Elle a même écrit un scénario pour un documentaire sur eux, Easy Riders, mais n’a jamais réussi à avoir un financement.
CF: Elle m’avait parlé de ça un peu, oui.
MF: C'est comme un prototype Uber dans un sens, ces allers-retours avec les camions-chauffeurs. Elle m'a dit que les grandes compagnies de transport ont finalement mis fin à ce système parce que le prix des Easy Riders était tellement moins cher. Les personnages étaient fascinants. Elle disait que le public pose souvent la question : "Mais comment as-tu fait pour parler à ces gens-là?" Elle disait que ce n'est pas difficile de faire parler les gens. Les gens veulent parler. Mais quand même, quand je lis le scénario de Easy Riders les histoires sont très intimes. Je crois que Michka était douée pour ça. Les gens lui parlaient.
CF: Oui, c'est sûr. Et puis elle avait l'air péruvienne aussi. Elle aurait pu être péruvienne. Dans sa couleur, sa vivacité, dans l'essence.
MF: Est-ce que tu crois qu’il y a une sorte de liberté à être immigrant? Michka me gênait parfois quand elle demandait aux gens "d'où viens-tu?". Moi, comme Blanc né au Canada, je ne peux pas poser de telles questions. Mais elle venait d'ailleurs donc c'est comme si ça donnait une permission.
CF: Oui, parce qu'on voyait qu'elle venait d'ailleurs. Et puis, elle avait toujours une curiosité qui était positive. Ça dépend comment tu poses la question.
MF: Est-ce que tu as échangé sur les projets? Je pense que tu as vu le premier rough cut de Spoon, par exemple.
CF: Oui, ça, j'ai vu un peu. Au début, oui. Mais pas beaucoup les autres. On était chacun en train de faire son truc. Un film magnifique, Spoon. Je suis vraiment étonné que ce n’est jamais sorti aux Etats-Unis. Très étonné.
MF: Tu as vu une version rough de Les Aventuriers. Puis tu as décidé de ne pas voir la version finale.
CF: Je n'aimais pas beaucoup ce que les gens faisaient et comment c’est filmé. Mais ce n’est pas grave, on ne peut pas tout aimer. J’ai déjà montré à Michka des films à moi qu'elle n'a pas aimés.
MF: Ah oui, lequel?
CF: Je me rappelle l'avoir montré un film qu'on faisait pour la télévision. Moi, je n'étais pas comme Michka dans le parcours de cinéaste auteur. Je suis devenu auteur seulement quand j’ai fait Américano ou à partir de là.[7] Avant, je trouvais que c'était une nomenclature un peu snob, un peu élitiste. Je ne me sentais pas bien là-dedans. Alors je faisais des choses pour la télévision. Très content de gagner ma vie comme ça. Un film pour la télé n’est pas un film assez "auteur" pour elle. Elle me pompait l'air avec sa "classe supérieure européenne". Mais même quand je la trouvais snob elle était stimulante.
MF: Tu fais la recherche d’un film sur le kitsch.
CF: Michka aurait eu beaucoup de choses à dire sur le kitsch. Le Moyen-Orient et la culture latino-américaine ont beaucoup de points de contact à l'art populaire. Ce que les occidentés disent quétaine ou kitsch, pour nous c'est une source de joie et de bonheur, des alegria, des célébrations de la vie. Alors on dit quétaine un peu trop vite. Et le film que j’aimerais faire, c’est une célébration du quétaine.
J’étais très à l'aise avec Michka, sa décoration et ses vêtements et les miroirs cassés, les couleurs et les coussins pleins de couleurs. Et tout ça. Je me sentais chez moi. Quelquefois quand je découvre une bonne idée je pense que j'aurais aimé la partager avec elle. Comme cette notion d'un poète fabuleux, George Oppen : "Reality is the place where what we know meets that which we do not know."*[8] Elle aurait aimé. Je n'ai jamais pu croire qu'elle allait mourir. À l'hôpital, j'étais en colère et j'avais envie de crier "lève-toi et arrête de jouer à la pasionaria !". Je ne suis pas fier de moi, mais c'est vrai.
[1] Jongué, carnet nomade (2019).
[2] 13, un ludodrame sur Walter Benjamin (2017).
[3] Office national du film du Canada.
[4] Catherine Van Der Donckt.
[5] Le Conseil des arts et des lettres du Québec.
[6] Le Conseil des arts du Canada.
[7] Americano (2007).
[8] La réalité est le lieu où ce que nous savons rencontre ce que nous ne savons pas.