Un peu de dissidence                           

Jean Derome

rôle dans les Films de Michka

L’arbre qui dort rêve à ses racines —  Musique originale

La Position de l’escargot —  Musique originale      

Jean Derome

JD : Je crois que j’ai connu Michka par l’entremise de Robert Daudelin (qui a été le directeur de la Cinémathèque québécoise). Robert suivait activement la scène de jazz à Montréal et Michka, sa conjointe à l’époque, aimait aussi beaucoup la musique et avait une très bonne oreille. Les musiciens reconnaissent toujours ces gens-là : ceux pour qui la musique n’est pas seulement un background mais quelque chose qui a vraiment une importance et qui est présente dans leur vie. Un musicien développe des amitiés avec des gens comme ça. 

Robert Daudelin réalisait un documentaire sur le saxophoniste Lee Konitz. Une fois que Konitz était de passage à Montréal, j’avais été invité à manger avec lui et quelques autres mordus du jazz chez Robert et Michka, le souper était filmé pour le documentaire. Michka avait cuisiné un couscous au jarret d’agneau, et c’était tellement bien fait. Cela m’avait frappé, cet art raffiné de la cuisine. Je me souviens encore de la moelle d’agneau blottie dans de petites pochettes en tissu…

Par la suite, j’ai rencontré Michka souvent. Elle connaissait notre Trio DGT (Derome Guilbeault Tanguay) et venait nous voir jouer dans les bars de jazz. À la suite de L’arbre qui dort rêve à ses racines, on parlait toujours de ses nouveaux projets où elle espérait m’engager afin d’en réaliser la musique. 

C’est finalement arrivé avec La Position de l’escargot elle nous a vraiment donné carte blanche. Nous avons convenu d’approcher cette musique un peu à la manière de la musique de Miles Davis pour le film Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle. 

Normalement, quand tu composes, en plus des durées, tu décides à l’avance des tempos et du nombre de mesures de chaque intervention musicale. C’est vraiment le point de départ. Puis tu développes et essaies des thématiques. Généralement, on arrive fin prêts en studio, mais pour La Position de l’escargot, Michka était d’accord pour tenter une nouvelle expérience. Sa confiance m’a beaucoup touché. Avec le Trio DGT, nous avons essayé quelque chose de très spontané. Je n’avais composé absolument aucune musique à l’avance et nous avons enregistré la musique au complet dans l’ordre du film. Je montrais chaque séquence aux musiciens, puis nous enregistrions une série de prises (généralement trois). C’était passionnant parce que, d’une prise à l’autre, il y avait énormément de variété. Après avoir tout enregistré, nous avons sélectionné nos favorites.

 

Jamais personne n’a remarqué que tous ceux que l’on voit marcher dans ce film sont accompagnés parfaitement par une musique qui épouse le rythme de leur marche (pas seulement leur marche, mais aussi leur démarche). On pourrait retrouver ça dans des cartoons, mais je n’ai jamais vu ça dans un film de fiction, et, heureusement, cela n’a pas du tout un effet comique. On adoptait un point de vue très empathique envers les personnages. Je n’aurais pas essayé de faire ça avec n’importe quel groupe de musiciens, mais avec Normand Guilbeault et Pierre Tanguay, on avait un swing tellement fort qu’on pouvait se le permettre.

Il y a peut-être trois types de musiques différentes dans le film. J’ai utilisé différents saxophones, mais certains types de scène ont été attribués à la flûte surtout pour traiter des moments rattachés à des souvenirs d’enfance. La scène dans le souk, par exemple, était jouée avec l’ocarina. C’était vraiment une joie profonde de voir Michka, si contente, donner ses commentaires de manière spontanée. Elle avait tellement confiance envers notre musique, et elle appréciait profondément ce qu’on faisait. 

MF : La chanson, Michka, a été composée avec la flûte. C’était fait pour le film ou après comme une sorte d’hommage?

JD : C’est une pièce que j’étais en train de composer en même temps que Michka m’a engagé. J’aimais beaucoup Michka et il y avait une tendresse et un charme dans ce morceau qui me faisait penser à elle. D’où le titre. Je lui avais fourni aussi toute une banque de pièces « d’ambiance » qu’elle pouvait diffuser dans les moments où une musique joue « dans la vraie vie », dans un lieu public ou à la maison. C’est un autre niveau de musique qui était justifié dans l’action. La pièce Michka n’a peut-être pas une très grande importance dramatique dans le film, mais j’étais content de lui donner vie. 

MF : Un soir, Michka et moi sommes allés voir le Trio au Upstairs Club. Quand tu l’as vue, tu as décidé tout de suite de jouer le morceau Michka. Il a fallu que tu parles aux autres membres du groupe et que vous changiez l’instrumentation. J’aime ce souvenir parce que pour moi ça évoque le jazz, cette espèce d’improvisation.

Pour La Position de l’escargot, Michka était d’accord pour tenter une nouvelle expérience. Sa confiance m’a beaucoup touché.

JD : Je n’ai pas beaucoup de pièces dans mon répertoire qui portent le nom de quelqu’un. Pouvoir rendre hommage ou saluer quelqu’un de cette manière, ça fait plaisir. 

MF : Quand tu as fait la musique pour L’arbre qui dort rêve à ses racines, c’est une méthode complètement différente ou semblable?

JD : La plupart des pièces étaient composées dans une manière plus conventionnelle, si on peut dire. Mais je me souviens quand même d’un plan où un monsieur asiatique descendait une pente abrupte en trottinant dans la neige accompagné par Pierre Tanguay à la darbouka. Tout d’un coup, le monsieur glisse. On l’avait fait en improvisation et Pierre Tanguay suivait ses mouvements. C’est ce genre d’approche qui avait ouvert la porte à la musique de La Position de l’escargot parce qu’on se rendait compte que cela pouvait être vivant et intéressant. Mais surtout, Michka avait l’ouverture qu’il fallait pour l’accepter. Un compositeur peut-être convaincu que sa proposition musicale est excellente, mais si le cinéaste ne l’aime pas, c’est raté.

Ça prend des rencontres vraiment sincères avec un cinéaste pour comprendre au mieux ce qu’il désire pour son film. C’est bon de connaître un peu ses goûts musicaux aussi, parce que souvent les cinéastes n’ont pas les mots pour décrire ce qu’ils veulent comme musique. C’est si difficile de parler de musique. 

Des fois, je me sens comme un couturier. Il me faut créer un vêtement que la personne sera fière de porter longtemps. Dans le cas de Michka, on avait les mêmes musiques de référence, et donc, le champ était complètement ouvert. C’était merveilleux.

MF : Il faut satisfaire le cinéaste, mais elle m’a toujours dit combien c’est important de laisser l’espace aux membres de son équipe d’être artistes eux-mêmes. Même si elle savait bien qu’elle n’aurait jamais utilisé un beauty shot de son directeur de photo, par exemple, elle lui donnait la liberté de le faire. 

JD : Bien, c’est ça. Quand quelqu’un te donne cette confiance-là, tu as le goût d’en redonner encore plus. Puis, comme tu te sens libre, tu sens une responsabilité accrue. Tu es forcé de te demander ce que tu as vraiment le goût de faire.

MF : Je crois aussi qu’il y a une question de respect. Elle m’a parlé de ça surtout dans le contexte de son premier film, Loin d’où ? et puis de son film sur les jazzmen américains, A Great Day in Paris. Au lieu de prendre de petits morceaux juste pour ajouter de la couleur, elle voulait qu’on entende une pièce au complet. Loin d’où?, par exemple, était complètement construit autour de la chanson Ishmael d’Abdullah Ibrahim. Dans A Great Day in Paris, c’est un peu la même chose, on entend vraiment des chansons. Ce n’est pas juste 30 secondes, mais 5 ou 6 minutes de musique à la fois.

JD : Pour moi, comme musicien, ça rend ces films très précieux, parce que, justement, ce ne sont pas uniquement des musiques de transition. On prend le temps d’écouter, de vivre le temps musical.

 

Michka, j’imagine, devait sentir qu’elle avait plus à gagner d’encourager un peu de dissidence et de questionnement. C’est plus pétillant, plus dynamique. Ça permet beaucoup de richesse.
On avait les mêmes musiques de référence, et donc, le champ était complètement ouvert.

MF : Tu as fait L’arbre qui dort en 1991. Est-ce que tu avais déjà fait des bandes sonores pour des films?

JD : Je dois être passé de mode maintenant, mais plus jeune j’en ai fait beaucoup. J’ai dû commencer en 82 ou 83 à faire des musiques de film. Au début, j’en ai réalisé plusieurs en collaboration avec René Lussier. On composait vraiment à deux ce qui est assez rare. René faisait quelque chose et j’écrivais un thème par-dessus ou l’inverse. Il y avait une espèce de ping-pong créatif. On a dû faire au moins une quarantaine de films ensemble, surtout des documentaires, mais aussi beaucoup de films d’animation, entre autres avec Pierre Hébert.

MF : Michka parlait de ping-pong quand elle faisait le montage. C’est encore cette idée-là de respect et liberté. Elle avait besoin d’avoir quelqu’un pour pousser contre ses idées.

JD:  Justement, c’est quand il y a ce ping-pong que les relations de création sont les plus intéressantes, quand il y a ce jeu avec l’autre et qu’il ne fait pas que dire « oui » et obéir. Autrement, ça génère un résultat horriblement convenu et prévisible. Michka, j’imagine, devait sentir qu’elle avait plus à gagner d’encourager un peu de dissidence et de questionnement. C’est plus pétillant, plus dynamique.  Ça permet beaucoup de richesse. De nouvelles idées peuvent germer. Et moi, j’ai besoin de ça. J’ai besoin d’être surpris, interpellé.

MF : Tu as dit que tu n’es plus à la mode pour les bandes sonores des films. Une fois, Michka m’a dit que tu es plus respecté par des gens en Europe qu’au Québec.

JD : Beaucoup de musiciens de jazz, comme les musiciens américains, à partir des années 60, étaient traités en artistes en Europe et pas aux États-Unis. Plusieurs ont été vraiment surpris de rencontrer, en Europe, des journalistes qui leur posaient de vraies questions et de se rendre compte que beaucoup de gens étaient très connaisseurs de leurs disques et de leurs compositions. Pour moi, qui faisais un jazz d’avant-garde, de la musique actuelle et toutes ces musiques d’improvisation complètement libres, je ressentais le même décalage. Mais maintenant, je n’en souffre pas autant.

J’ai commencé en 1971, quand le nationalisme québécois montait. Comme je faisais du jazz, de l’improvisation, de la musique instrumentale, je ne travaillais pas beaucoup avec du texte. Les gens disaient « c’est du jazz, ce n’est pas québécois, c’est américain. Ça n’avait pas une grande valeur s’il n’y avait pas de paroles ». Ça m’a enragé, parce que parfois, par exemple au Festival d’été de Québec, on ne nous engageait pas, et on nous disait « vous n’êtes pas québécois ». Dans la programmation du Festival, on trouvait même du Mozart... La question ne se posait pas pour plein d’autres genres, comme la musique classique. Je leur disais : « Il y a plein de groupes que vous appelez "québécois" parce qu’ils chantent en français, mais leur musique est américaine et pas québécoise. C’est comme du Crosby, Stills, Nash and Young, mais en français. » Au Québec, c’était toujours la langue, la question. Culture et langue sont devenues synonymes et ça rend les choses difficiles pour les peintres, les sculpteurs, les danseurs, les musiciens…

 

Elle avait une grande sensibilité pour les gens qui sont un peu en décalage avec la société d’une manière ou l’autre.

Les musiciens novateurs québécois ont a eu une reconnaissance beaucoup plus forte en Europe et dans le reste du Canada. Les gens constataient que nous produisions quelque chose d’inouï et de très excitant:  ce qu’on appelait musique actuelle dans les années 80 à 85. 

C’était vraiment frappant pour nous que l’acceptation ne vienne que de l’extérieur. Par exemple, j’étais très en colère contre le Festival de Jazz de Montréal qui ne nous offrait aucune opportunité. Mais dans un sens, pour moi, c’est passé. Je me fous un peu de tout ça maintenant.

MF : Est-ce que tu crois que c’était justement ça — de ne pas être considéré d’une grande valeur au Québec — qui a attiré Michka vers toi? Parce qu’elle avait un nez pour ça. Et puis, elle avait remarqué plusieurs fois qu’elle était mieux acceptée en Europe qu’au Québec, au moins pour ses films comme Prisonniers de Beckett.

JD : Oui, ça se peut. De toute façon, beaucoup de ses films, beaucoup de sa pensée, c’était de reconnaître l’Autre et l’altérité. Elle avait une grande sensibilité pour les gens qui sont un peu en décalage avec la société d’une manière ou l’autre. J’imagine que c’est une des raisons qui faisait qu’elle n’avait pas peur de nous engager. Elle n’avait pas besoin de se réfugier dans un choix consensuel et elle savait qu’on avait des atomes crochus, qu’on pouvait faire quelque chose ensemble de dynamique. Oui, c’est sûr.

MF : Tu savais qu’elle avait eu l’idée d’ouvrir un café qui s’appellerait « Jazz et Couscous » ? Elle aurait cuisiné du couscous et puis il y aurait eu du jazz. Elle était sûre que ça aurait marché. 

JD : Ah! voilà un super bon plan! J’aurais pu goûter à nouveau à ses couscous et jouer du jazz. Le rêve! Qui dit mieux!