Manières de voir
Lihong Kong
RÔLE DANS LES FILMS DE MICHKA
China Me — assistante directeur, recherche, interprétariat
A Great Day in Paris — assistante
LK: Comme je ne connaissais pas Michka, elle m'avait invitée pour une projection de son dernier film, Prisonniers de Beckett. Je suis allée parce qu'avant de décider de travailler avec quelqu'un, j'aime bien qu'il montre un peu son travail. J'ai beaucoup aimé le film. Ça me parlait beaucoup. J’ai pensé que c'est quelqu'un peut-être avec qui je peux travailler.
Après, je suis venue au rendez-vous chez elle dans le 20ᵉ, pas loin de la place Gambetta. C’était la fête du 1er mai, et il y avait une fleuriste. Et voilà, Michka a ouvert la porte et elle m’a vue : une Chinoise avec un bouquet de mimosa. Elle pensait que je savais que le mimosa était la fleur "nationale" de Tunisie mais je ne savais pas! Et à ce moment-là, elle s’est dit "c'est elle avec qui je veux travailler!". C'est grâce au mimosa qu'elle a senti quelqu’un avec une sensibilité. Mais c'était une coïncidence.
MF: Je ne crois pas. Elle était assez superstitieuse. Je suis sûr que pour elle c’était comme le destin.
LK: Moi j'y crois aussi.
MF: Puis vous avez discuté du projet en Chine.
LK: Le point de départ était un article dans Libé[1] qui parlait du travail de Hua Datong en psychanalyse en Chine, et elle voulait absolument le rencontrer. Et puis elle a bien sûr commencé à beaucoup lire. C'était plutôt un sujet tabou de parler de sa propre psychologie en Chine. Personne n'en parle, mais le problème existe quand même, c'est caché. Elle voulait focaliser surtout sur la détresse psychologique causée par le développement économique rapide ces derniers 30 ans et comment la société et des gens, comme Huo Datong, ont réagi pour aider ces gens en détresse.
MF: Est-ce que tu crois que c'était plus facile pour Michka d’embarquer sur un sujet tabou justement parce qu'elle était étrangère?
LK: Je crois que ça aide. Si on parle à quelqu'un de sa propre culture ou à quelqu'un qu’on connaît, on craint d'être jugé, non ? D'ailleurs, c'était une femme, je crois ça aussi a pu jouer un rôle. Et aussi, elle était très douce à sa manière. Elle ne parlait pas très fort. Elle avait une présence grosso modo très modeste, sans être jamais très imposante. Et du coup, ça a contribué que les gens ont finalement décidé de lui raconter et de lui dire quelque chose de bien personnel.
MF: Mais quand même, il faut constater qu’elle n'était pas seule. Toi, tu étais là. Et tu es chinoise. Toute la communication était filtrée par toi.
LK: J’agissais comme un médium, parce que je ne faisais pas que de la traduction. La question que Michka formulait en deux phrases, moi je mettais dix minutes à la traduire. Enfin, je devais aussi rassurer la personne en face de moi. Quand on parle de quelque chose de sensible, ça fait toujours peur parce qu'il y a de la censure, surtout parce que peut-être le film va amener des problèmes. C'est pour ça que je devais dire qu’il ne fallait pas se sentir coupable de parler, que c’était normal. Si la personne ne voulait pas répondre, elle me le disait.
MF: On ne voit que le produit final, et pas le tournage. Les réponses ont l’air de venir assez simplement. Mais ça a dû être beaucoup plus difficile comme, par exemple, pour les étudiantes qui ont perdu des membres de famille dans le tremblement de terre.
LK: Oui, mais les entretiens avec les étudiants étaient plus faciles à gérer pour nous. D'abord, ils ont reçu une éducation plus sophistiquée. Et ensuite, ils pouvaient juger ou évaluer eux-mêmes s'ils voulaient parler ou pas. La plupart de temps, on n'avait pas besoin de les rassurer parce qu'ils savaient très bien ce qu’ils pouvaient ou voulaient dire. Enfin, des gens assez pauvres, comme des travailleurs migrants à Shanghai ou à Beijing, étaient dans une situation très précaire et risquaient de perdre beaucoup s'ils disaient quelque chose pas très prudent. D'ailleurs, ils ne savaient pas très bien évaluer le risque qu’ils couraient.
MF: Est-ce qu’il est arrivé que les migrants disent des choses que vous avez trouvées dangereuses?
LK: Heureusement qu'on était là en 2006 et 2007. Aujourd’hui, si tu veux interviewer des gens, la plupart n’acceptent même pas. Très souvent des personnes qui disent quelque chose dans un interview sont arrêtées ensuite par la police. En 2006, ce n'était pas du tout comme cela. Les gens étaient plutôt libres. Bien sûr, Michka n'a pas trop parlé à propos de la Révolution culturelle mais par contre on a interviewé une personne qui voyageait très souvent au Tibet. C'est toujours un sujet sensible politiquement. Et là, bien sûr, on ne pouvait pas poser de questions directes parce qu'on ne voulait pas lui causer des problèmes. On sentait que la personne ne mentionnait pas ce sujet-là par autocensure. Une fois Michka a posé une question à peu près dans ce sens-là, et la réponse a été complètement à côté. Finalement, on a décidé de ne pas garder cette personne dans le film parce que c'était soit une réponse pas honnête soit une réponse pas tout à fait correcte pour le gouvernement...
MF: Quand on voit le film tout semble organisé, or beaucoup de choses sont arrivées par hasard, non?
LK: On a trouvé la plupart des personnages sur Internet. Après on est allé les chercher parce qu'en général il faut les contacter bien en avance pour qu’ils acceptent d'être interviewés puis d'être filmés. Dans le premier voyage, on les a rencontrés. Et on a dit voilà, l'année prochaine, on va revenir filmer. Bien sûr, il y a aussi du hasard, par exemple, une fois, on était à Beijing pour la question du suicide des femmes paysannes. Xie Lihua s’occupe toujours de ce problème-là. Sur place, il y avait quelques femmes déjà là et il s’est trouvé que l’une d’entre elles devait rentrer chez elle et dans un village pas trop loin. On avait une voiture, et on a décidé tout de suite de la suivre. Ça n’était pas du tout prévu.
MF: Même si Michka ne parlait pas chinois, elle comprenait bien les gestes, le langage du corps.
LK: Oui, mieux que moi. Je focalise sur la langue qui est quelque chose de verbal. Et je ne fais pas trop attention au niveau physique. Elle voyait tout, elle entendait tout. Moi, j’étais en train de parler avec des étudiants ou des aînés et pendant ce temps, elle était concentrée sur leur langage physique.
MF: Et c'est un peu le sujet de film, la langue de l’inconscient.
LK: Exact. Je crois que ça l'intéressait aussi.
MF: Mais comment a-t-elle réagi sur les réponses qu’elle ne comprenait pas. Comment as-tu réussi à transmettre le contenu de ce qui était dit?
LK: Michka faisait une liste de questions. Il arrivait que la personne n'ait pas beaucoup de temps et qu’on doive finir assez vite. Michka me disait alors que ce n’était pas la peine de lui traduire. Ça veut dire que je posais la question et la personne me répondait, Michka posait une deuxième question, etc. Souvent, elle n'avait pas besoin de connaître la réponse pour continuer. Mais parfois elle me demandait de lui faire un résumé très court. Comme ça, elle pouvait reformuler sa question ou creuser un peu plus. Ça dépendait des questions, des moments, des pressions au niveau tournage. Est-ce qu'on doit aller vite ou est-ce qu’on peut prendre plus de temps? Ça dépendait aussi de la personne en face, si elle était un peu tendue ou pas. Il n'y avait pas une règle absolue.
MF: Je retourne à cette idée de Michka comme étrangère, et comment ça a pu aider le processus. Selon ce qu'elle me disait, il y avait des moments où elle jouait aussi avec cette idée, comme un gamin naïf, pour pouvoir réussir.
LK: Oui, surtout au niveau des questions, je crois. Parce que sur certaines, nous, les Chinois, on s'autocensure et parfois on les évite. En même temps, on passe à côté de choses essentielles. Parce qu'elle était étrangère, elle pouvait jouer l’innocence et poser des questions comme si elle ne savait pas que c'était un sujet sensible, pour voir comment les gens réagissaient. Ensuite ils étaient libres de choisir de s’exprimer ou pas.
Michka pouvait aussi se permettre de poser des questions parfois un peu trop évidentes pour un Chinois, mais pas pour un étranger. Très souvent, on pensait que la personne n’allait pas répondre, mais il arrivait qu’elle raconte des histoires très émouvantes. Et c'est à ce moment-là qu’on obtenait quelque chose de très vrai, de très touchant.
MF: Parfois aussi, il y a des réponses que Michka ne juge pas mais dans lesquelles nous, les spectateurs, on comprend une certaine ironie. Je pense aux divers "fournisseurs" de services psychologiques.
LK: Il y avait tellement de demande pour ces services, qu’il y a des gens qui ont fait de la spéculation et qui ont pensé que c’était une bonne occasion de gagner l'argent. On a bien vu ça pendant notre voyage, c’est pour ça que Michka voulait aussi montrer ce côté.
MF: Par exemple, le monsieur qui parle d’offrir des services mais il est interrompu par un appel, et la scène finit avec lui sur son mobile. Ça commente la nature entrepreneuriale de ses services...
LK: En même temps, ce monsieur nous a surpris parce qu'il nous a raconté son expérience pendant la Révolution culturelle. C'est quelque chose très touchant. Il a parlé de traumatisme. Et du coup, c'est un personnage un peu ambigu, tu vois?
MF: Je retourne au langage du corps. Dans l'entrevue avec la migrante qui parle de son mariage et qui rit, les rires qui montent deviennent plus importants que ce qu'elle dit.
LK: Elle est tellement gênée en même temps... On l’avait rencontrée par hasard. Finalement, c'est un couple qui s’est vraiment confié, une belle surprise pour nous.
MF: Est-ce qu'il y a d'autres choses qui t’ont étonnée?
LK: Surtout au niveau personnel. Lors du premier tournage, j'étais en charge de tellement de choses et complètement stressée. J'étais peut-être au bord de burn out. Je m'étais renfermée sur moi-même pour tenir le coup. Je n'en avais même pas conscience. Quelques semaines après mon retour en France, j'ai récupéré et j'ai recommencé à voir des gens. C'est Michka qui m'a dit comment j'étais pendant le tournage. C'était un choc total. Elle pensait que je n'allais plus jamais lui parler parce que j'étais en colère contre elle. Mais elle s'est rendu compte que je n'étais pas du tout consciente de comment j'étais. Lors du deuxième tournage, j'ai fait plus attention et j'ai su comment gérer ce stress. Au final, tout s'est bien passé. Le processus m'a permis de me découvrir, de me connaître un peu mieux.
MF: Comment ça?
LK: Au niveau personnel, elle m'a ouvert plusieurs portes. Avant de l'avoir rencontrée, je n'avais aucune notion de comment on s'habille. On a fait des courses ensemble et on avait choisi des trucs que je n'aimais pas trop mais qui m’allaient très bien. À première vue, on n’aime pas certaines choses parce qu'on est piégé par soi, parce qu'on a une vision étroite. Elle m'a ouvert les yeux.
C'est une personne qui n'avait pas de prison dans sa tête. Je trouve que la plupart des gens sont prisonniers d’eux-mêmes, à différents niveaux. Et pas Michka. Quand tu rencontres une personne comme ça, tu te rends compte que tu es prisonnier de toi-même. Et elle te renvoie à ta propre prison.
MF: C’est exactement ce que Spoon disait dans son film.[2] Il pensait qu’on vit tous en prison et qu’il faut trouver une façon de se libérer. Michka détenait la clé pour plusieurs personnes, je crois.
LK: Entre les voyages et les tournages, c'est elle qui m'a aidée à ouvrir les yeux sur mon propre pays, sur mon propre peuple et sur ma propre culture. Elle m'a donné une autre façon de voir ou plutôt d’autres façons de voir.
[1] « En Chine, le divan n'est plus un rêve, » Libération, 5 mai 2004.
[2] Spoon Jackson, un poète qui purge une peine de prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle, est le sujet du film Spoon (2015) de Michka..