La même mer/mère
Nadine Ltaif
RÔLE DANS LES FILMS DE MICHKA
Loin d’où ? Comédienne
L’arbre qui dort rêve à ses racines Comédienne
NL: La porte qui s'ouvre et une grande femme entre, difficilement soutenue par des béquilles. Le pied dans le plâtre. Elle spotte une tête bouclée au fond de la classe et monte les marches vers moi malgré l'effort. Elle a besoin d'une tête qui lui ressemble. Elle ressent qu'elle aura de l'aide. Et je ne sais pas. Mais c'est ainsi que l'amitié a commencé, dans un cours de cinéma.
MF: C'est une métaphore pour être immigrante — chercher sa place. Penses-tu que vous auriez été des amies dans un autre contexte?
NL: Qui sait ? On ne peut pas questionner le hasard des rencontres. C’était prédestiné. C'est sûr que d'être toutes les deux immigrantes nous avait rapprochées et en plus elle venait d'un pays méditerranéen : elle, la Tunisie, moi le Liban. On avait la même mer et mère, si on peut dire. Un climat tempéré qui ne connaît pas les rues froides de l’hiver nord-américain.
Nous ne partions pas du même passé ni des mêmes expériences. Une différence de 12 ans nous séparait. Donc moi 18 ans, elle 30 ans. Quand on a 30 ans on a déjà une expérience intellectuelle, on a vu des films, lu des livres, souffert, aimé, etc. Mais à 18 ans, qu’est-ce qu’on connaît de la vie? J’avais souffert, oui, de la guerre du Liban et des nombreux déménagements. Mais j’étais immature.
MF: Donc, elle t’a appris des choses.
NL: Elle était ma référence en ce qui concerne les films. Je pense que mon innocence, ma naïveté et ma nature positive l’intriguaient et l’amusaient. Elle était plutôt pessimiste. C’est d’ailleurs sur cette différence de caractères que nous avons voulu insister dans le film L’Arbre qui dort… Elle jouait la négative, moi la positive. Même si ce n’était pas si évident. Donc jouer nos propres rôles, voilà ce qu'elle me dit qu'il fallait faire. C'était d'ailleurs ma condition. Je ne témoignerai pas dans le documentaire si elle ne le faisait pas.
MF: On a parlé de tes souvenirs du film pour son site web il y a quelques années. Pour que tu acceptes de jouer dans L’arbre qui dort, tu lui as dit “Je me mouille si tu te mouilles”. Peux-tu élaborer ?
NL: Le mot se mouiller en français signifie oser — oser s'impliquer, oser se dévoiler. Montrer une partie de ce qui est à l'intérieur de soi. Et jouer dans un film documentaire, c'est rendre l'intime public et se montrer au grand jour. Et on a tous et toutes une part qu'on veut garder pour soi.
MF: Pour Loin d’où?, elle parlait de ta présence “d’ailleurs”, ta grâce et ton regard “en labyrinthe”. Avais-tu peur de te révéler?
NL: J’étais courageuse quand même parce que j'ai accepté tout. Mais je n'avais vraiment pas peur. Au contraire, j'étais assez naïve face à la caméra. Je faisais confiance. Je crois que j'ai été très naturelle danstous les films.
MF: Est-ce que tu as parlé des enjeux, de tes attentes avant de te faire filmer?
NL: Elle avait le scénario, mais elle gardait quelques moments pour la poésie du film. Par exemple, elle m'a dit "Écris quelque chose en arabe sur la fenêtre", alors j'ai écrit “Montréal”. J'ai appris à écrire en arabe jusqu'à l'âge de 14 ans. Je n'ai pas vraiment tellement pratiqué, donc c'est vraiment presque du dessin.
MF: L’arbre qui dort est un film beaucoup plus politisé que Loin d’où?...été un film difficile pour elle.
NL: Elle était engagée politiquement, surtout sur le racisme, mais elle n'était pas militante, alors que j'étais très militante et surtout très féministe. Il y a des scènes qui n'ont pas été ajoutées dans L'arbre qui dort. Par exemple, on a manifesté pendant la fête du Travail, la manifestation du pain et des roses avec mon amie Hélène, qui d'ailleurs chante dans le film autour de la table des amis au restaurant Byblos. Je ne peux pas dire qu’elle n’était pas féministe, vraiment. Mais elle n'aimait pas les étiquettes.
MF: Elle faisait partie d’une table ronde qui était organisée par l'ONF[1] sur la question des femmes au cinéma. Par la suite, un article a été publié dans un journal quotidien de Montréal. Et Michka, bien sûr, avait des opinions fortes et opposées aux autres femmes. Elle disait que la seule différence entre des cinéastes hommes et femmes est quand il s’agit d’où mettre la caméra dans les scènes d'amour.
NL: Elle avait raison. Tout à fait.
MF: Elle a également travaillé comme programmatrice dans un festival de cinéma axé sur les femmes. Elle m'a dit que le seul mot qui l’intéressait dans ce travail n’était ni “festival” ni “femme” mais “cinéma”.
NL: Elle me disait aussi que peu importe d'écrire en français ou en anglais, l'important c'est d'écrire. Je me rappelle très bien.
MF: L’anglais et français arrivent dans ses films un peu comme elle le sentait, comme dans Spoon. Elle les mélange tout le temps. Pour elle, c’est la liberté.
NL: Exactement. Elle était très nord-américaine en fait. Elle aimait beaucoup New York, le jazz. Mais moi je pense que ce qu'elle m'a surtout communiqué c’est son amour de Fassbinder. Elle le plaçait très haut. Elle m'a beaucoup parlé de son amour pour son cinéma.
MF: Elle a fait sa maîtrise sur lui.
NL: Elle me parlait aussi du cinéma des femmes allemandes. Quand je te dis qu' elle était ma référence pour le cinéma, c’est parce qu'elle avait déjà tout vu. Pour moi, c'était elle qui sait, qui connaît le cinéma, qui connaît tout ça.
MF: Elle m'a dit qu'elle trouvait le système d'éducation un peu faible à ce propos au Québec. En France, elle était encouragée d'en faire encore plus, et au Québec beaucoup moins. Parfois, elle connaissait des livres que ses profs n'avaient jamais lus.
NL: Tout à fait. Elle avait pris un cours de journalisme de Monique Bosco avec moi. Elle faisait des magnifiques travaux et moi j’effectuais des travaux de création aussi. Pas mal. Mais Monique Bosco m'engueulait beaucoup. A d'autres qui écrivaient moins bien que moi, elle disait “c'est bien”, etc. Et alors? Tu dois voir la lionne qui se réveille. Michka a dit “mais pourquoi vous attaquez Nadine comme ça?”. Alors, Monique disait “Michèle — parce que c'était Michèle à l’époque — on va se revoir à la sortie”. Puis après elle lui a dit “Écoute, tu sais, si je suis sévère avec Nadine, c'est que je sais qu'elle peut aller plus loin. Mais les autres, je sais qu'ils ne vont pas pouvoir aller plus loin”. Mais Michka m’avait défendue, en fait.
MF: Elle m'a dit quelque chose qu’elle avait appris du cours avec Monique Bosco et qu’elle a adopté pour le cinéma, et je l’ai adopté pour ma propre écriture : on entre dans une scène après que c'est déjà commencé et on finit avant que ce soit terminé.
NL: C’est un bon procédé à suivre.
[1] L’Office national du film du Canada