Un travail sur le temps                                                   

Nadia Ben Rachid 

RÔLE DANS LES FILMS DE MICHKA

Prisonniers de Beckett —  Monteuse

MIchka and Nadia

MF :    Michka a décrit la construction du film comme un casse-tête.

NBR : Entre nous deux, en tout cas, ce n'était pas du tout un casse-tête. Au début, c'est vrai, on avait pas mal de complaisance, même avec Jan[1]. Des trucs, des conneries qu'il faisait, à force de le connaître, ça nous faisait rire, non? Mais ça ne faisait pas trop rire le public. Donc bon, on s'est débarrassé de ses petites anecdotes.

MF : Michka m’a expliqué que parfois, quand quelqu'un a dit qu’il faut changer quelque chose, on peut changer ailleurs et ça résout le problème.

NBR : Ce n’est pas résolu, mais les personnes ne voient plus de problème. Par exemple, souvent quand quelqu'un nous disait « Je m’ennuie dans cette scène », ce n’est pas la scène qu'elle pointait qui l'ennuyait, mais ce qui se passait bien avant. Souvent ce qui vient avant fait que la suite devient ennuyeuse.

MF : Ça a pris combien de temps pour monter le film?

NBR : On a monté peut-être trois ou quatre mois. MIchka a eu le financement d’Arte, donc il fallait qu'elle monte son film à Paris avec un monteur français ou une monteuse française. La production lui a donné cinq noms et elle a fait son casting. Elle m'a dit « je ne savais plus trop de quoi parler ». Et puis à un moment, j'ai parlé de Tunis et là, ça y était : j'avais gagné sans le savoir ! Quelques jours plus tard, elle m'a rappelée. On s'est revues dans un café et on a beaucoup discuté de Tunis. Elle m'a raconté : « Alors j'ai rencontré un monteur spécialiste de Beckett, un spécialiste qui parlait très bien anglais, un spécialiste de je sais pas quoi, mais avec toi, le feeling est passé ». Elle avait envie qu'on travaille ensemble. Je pense que, quand même, la Tunisie nous a beaucoup rapprochées toutes les deux.

 Le premier jour du montage, elle s'est cassé la figure en moto. C'était l'été et elle était en robe toute légère. Et elle a eu une grosse brûlure sur la cuisse. Elle avait comme un plâtre, une attelle ou je ne sais pas quoi. Et là où on travaillait, il y avait deux étages et donc on a essayé d'avoir un ascenseur. Bon, elle est quand même venue travailler, ça avait déjà commencé d'une manière spéciale... On ne pouvait pas trop sortir pour manger parce qu'il ne fallait pas qu'elle sorte avec son pied. C'était horrible ! Entre les cuisses, c'est une peau très fine, ça fait super mal des brûlures là. Le soir, quand elle rentrait, elle faisait des petits trucs à bouffer à la maison pour nous les ramener le lendemain au montage. Elle faisait des petits plats tunisiens qu’elle arrangeait avec des machins du Canada, de Paris, ou je ne sais pas d'où. C'était très sympa.

MF : Au Québec, Michka est célèbre pour ces tournages efficaces sans beaucoup de rushes. Mais avec Beckett, c'est le contraire, j'imagine. Vous avez toutes les archives...

NBR : Elle avait très bien préparé son dossier et le scénario de Beckett. Après, il y avait des choses évidemment qu'elle avait imaginées sur papier et qui ne marchaient pas trop en film, on les a changées au montage. Elle connaissait son film du début à la fin, tout ce qui allait arriver, toutes les petites histoires. Il y a plusieurs supports dans Prisonniers de Beckett. Il y a les interviews, il y a les archives, et il y a son tournage, il y a la pièce de Jan. Donc c'était toutes ces couches qu'il fallait superposer, mettre ensemble et croiser pour raconter l'histoire. Mais ce n’était pas une montagne de choses. On n'avait pas énormément de choix.

Elle avait son film en tête. Moi, je l’ai juste aidée à faire le film qu’elle voulait.

MF : Donc le casse-tête était déjà résolu, c'est ça?

NBR : Exactement.

MF : Ça m'étonne : je pensais qu’elle essayait de raconter une histoire très linéaire dans le premier montage. Et puis, elle a compris que ça ne marchait pas. Ensuite, c'est devenu le Beckett qu'on connaît. Est-ce que ça c'est passé comme ça?

NBR : On a dû commencer un premier montage où on a raconté l'histoire linéaire avec Jan. Et ensuite on s'est aperçues que Jan était un peu chiant. Et du coup, Michka a dit « On va raconter plutôt l’histoire comme ça, comme ça et comme ça, et on a changé l'ordre. »  Donc effectivement, peut-être, son cheminement était un casse-tête pour remettre les rouges avec les rouges et les verts avec les verts. Et raconter la même chose d'une autre manière. Mais je ne l'ai pas senti parce qu'elle avait fait le boulot. Je l'ai bien sûr aidée à mettre les choses en place. Parce que quand tu changes une séquence de place, tu ne la montes pas de la même manière. Mais je pense qu'elle l'a fait seule. C’est ça qui est génial avec Michka : c'est une super réalisatrice dans le sens où elle n'attend pas d'arriver en montage pour dire ce qu'on fait. Elle a vraiment préparé. Elle avait son film en tête. Moi, je l'ai juste aidée à faire le film qu'elle voulait.

MF: Donc ce processus de premier montage linéaire, ça a pris combien de temps?

NBR: On a mis trois ou quatre semaines.

MF: Quand même...

NBR: C'est une chose qui est nécessaire pour faire la suite. Imagine que tu as 400 ou 600 bouts de puzzle qui ne sont pas étalés mais qui sont tous dans la boîte. Pour les premières trois semaines, la première chose qu'on a fait, c'est de les mettre à plat. Et on les a rangés dans l'ordre. Ensuite tu crées l'histoire et tu croises les choses. Et tu essayes d’avoir une métaphore par rapport à ça. Ce n'est pas énorme, trois ou quatre semaines, surtout pour un film de 85 minutes. Et puis, on a vraiment commencé le montage, à vouloir tout chambouler et on a dû y passer trois mois.

Je pense que cette relation de travail est une relation d'une forte amitié. Je l'ai vu aussi à Montréal, parce qu’elle m'a fait venir pour le mixage. C'était au mois de décembre, on avait très froid. Elle était quand même très bien équipée. Elle a été toujours super mignonne. Et moi, on aurait dit que je partais au ski. D'ailleurs, j'ai toujours le bonnet de Michka qu'elle m'a offert. Attends une seconde…

 MF : Oh wow !

NBR : Avec, j'avais l'impression d'être une panthère. Mais ça m'allait super bien et à la fin de Montréal, elle m'a offert ça. Elle adorait faire des petits cadeaux.

 MF : C'est ça sûr. Parfois, même pour la première rencontre, elle arrivait avec des cadeaux.

NBR : Ça ne m'étonne pas du tout. Offrir des cadeaux était quelque chose de très important pour elle, je pense. Enfin, elle ne pouvait pas faire autrement.

C'était sympathique parce qu'on rigolait beaucoup. Notre arabe est un peu merdique, mais c'était des petits mots par-ci par-là et en fait ça crée un lien, non ? Comme dans une famille. J'étais très impressionnée par Michka. Je la trouvais tellement brillante que j'étais super contente qu'elle m’ait choisie dans son casting pour qu'on fasse le film ensemble.

MF : Mais pendant quatre mois, il n'y avait pas quand même des moments de tension ? Même dans la famille, ça arrive.

NBR : Il y avait ces tensions avec Arte, là il y avait des tensions de temps en temps avec le producteur, mais pas trop non plus. Et entre elle et moi, oui, je me souviens je lui ai envoyé un SMS qu'elle n'a pas très bien pris. Elle m'en a reparlé souvent en me disant sur le ton de la plaisanterie que ça ne lui avait pas trop plu. C'était à propos du film ou je ne sais plus. « Et si on essayait ça » ?  Et moi je lui ai répondu, genre, « si tu veux, on essaie, mais c'est de la merde. » Et je pense qu’elle ne l’a pas bien pris. Et moi je pense que je devais rigoler ou je ne sais quoi. Enfin, il y a eu prise de tête entre elle et moi, voilà.

MF : Elle m’a dit qu’à un moment donné, soit toi, soit elle, avez quitté la salle de montage en colère.

NBR : C’est possible.

MF : C'était quel moment où vous avez commencé le travail avec les chansons de Bob Dylan ?

NBR: Dès le début.

MF: Vous avez commencé à demander une chanson. Et puis deux et trois. Et finalement vous êtes rendu à cinq. Je sais que pendant le travail sur En attendant Godot à la prison en Suède, Jan et les détenus ont écouté beaucoup de Dylan. Et Michka adorait Dylan aussi.

NBR : En tout cas, elle m'avait dit qu'il était très impliqué dans la cause des prisons. Toutes ces chansons allaient coller parfaitement avec les images du film. Pour elle, c'était une évidence de mettre du Bob Dylan là, et je crois que ça a été accepté très facilement. Je crois même qu'il a donné les droits.

MF : C'était une somme dérisoire.

NBR :  Oui, je pense qu'il y a des droits que tu es obligé de payer. C'est-à-dire que ce n'est même plus dans les mains de Dylan. Il était très content du film. Et puis là où ils ont beaucoup souffert, c'est avec les droits de My Way. Les droits ont été un casse-tête jusqu'à la dernière minute. Même au mixage, on n'avait toujours pas les droits. Donc elle a préparé un plan B. On a fait une version avec My Way et une autre sans. Heureusement, ça s'est bien terminé.

MF : Michka considère le film comme un travail sur le temps, et plusieurs critiques aussi. Est-ce que vous avez parlé ensemble dans ce sens pendant le montage ?

NBR : Pas du tout. Je pense que ça, c'est vraiment une interprétation une fois que le film est fait. C'est sûr qu'on avait beaucoup de support, les archives, le tournage et tout ça. Même En attendant Godot est une réflexion sur le temps. Mais pour elle, c'était vraiment son lien avec Beckett qu’elle voulait raconter. Je pense que c'est au moment où Jan lui a raconté son histoire qu’elle a décidé de réaliser un film.

MF : En fait, elle a rencontré Jan dans une petite soirée en Suède et il a raconté l'histoire — comment il a monté la pièce de Beckett en prison, sa rencontre avec Beckett lui-même, et les événements qui ont suivi quand les détenus ont joué la pièce en dehors la prison. Et puis, elle a reçu un appel d'Arte pour venir à Paris. Donc elle a quitté Stockholm en pensant qu’Arte voulait financer son film de jazz (qui est devenu A Great Day in Paris plusieurs années après). Mais ce n'était pas du tout le cas. Arte voulait seulement la rencontrer et ne voulait pas mettre de financement dans un film sur le jazz. On lui a demandé si elle n’avait pas d’autre projet en préparation. Elle a spontanément raconté l'histoire de Jan et de Beckett, en inventant comment elle réaliserait un film. Et Arte a aimé. C’est arrivé comme ça. As-tu vu la version fiction qui a été faite à partir de l’histoire de Prisonniers de Beckett?

NBR : Oui, c'était lamentable. Je n'ai pas du tout aimé. Bien sûr, je connaissais l'histoire, mais elle est très mal racontée. Enfin, ça n'a vraiment aucun intérêt, alors que le documentaire est magnifique et il devrait vraiment passer dans les écoles, ça devrait être un exemple d'après moi, ce documentaire. Michka a énormément travaillé sur ce film. Nous, on n'était que des pions avec elle, pour l'aider. Et voilà, je peux dire que c'est une grande travailleuse, quoi.

MF : Je n'ai même pas regardé ce film. J'ai vu la B.A. et je me suis dit : c'est tellement vulgaire ! Quand j'ai parlé au journaliste de Society qui écrivait sur le film, j’ai insisté sur le fait que Michka avait pris un fait divers et effectué un travail sur le temps. Le film de fiction, lui, est parti d'un chef-d'œuvre de documentaire et il est redevenu un fait divers.

NBR : Oui, c'est exactement ça. Je vote pour les César et donc on m'envoie les films pour que je les voie. Parmi les films de l'année, il y avait celui-là, donc je l'ai regardé. D'ailleurs, d'après le titre, je ne savais pas ce que c'était, parce que le titre n'a aucun rapport avec Prisonniers de Beckett. Je ne me rappelle plus comment ça s'appelle. J'ai commencé, et là je me suis souvenue que toi tu m'en avais parlé. Du coup, je l'ai regardé pour voir ce qu'il avait fait de cette histoire. Et… lamentable.

Qu'est-ce que je peux ajouter? Rien, à part qu’elle me manque terriblement. Et enfin, j'aurais tellement aimé partager quelque chose d'autre avec elle. Je pense qu'elle est partie vraiment trop tôt. Elle avait encore plein de choses à faire.


[1] Jan Jonson, metteur en scène du théâtre suédois, a monté En attendant Godot de Samuel Beckett avec les détenues dans plusieurs prisons.