L'amour des gens et de la vie                                            

Xi Feng 

RÔLE DANS LES FILMS DE MICHKA

China Me                                                                               Assistante monteuse

A Great Day in Paris                                                           Monteuse

Les Aventuriers                                                                     Monteuse

XF: On a travaillé sur trois projets ensemble, mais on a surtout eu une relation personnelle très forte. J'ai énormément appris de Michka au niveau du cinéma, et aussi beaucoup dans la vie, comme femme indépendante et créatrice.

Pour China Me, on a fait un premier assemblage, puis on l’a envoyé à Mary à Paris.[1] J'ai d’abord cherché la précision pour monter le commencement et la fin des phrases. Est-ce que les expressions des gens étaient bonnes ou pas? Puis on a retravaillé les traductions de la poésie.

Les films de Michka étaient très impressionnants et très différents des autres films où j'ai travaillé. Elle n’avait pas beaucoup de rushes comparativement aux grosses productions de documentaires aujourd’hui. Elle avait une précision incroyable à propos des personnages et des sujets. J'ai appris beaucoup, surtout avec le film Les Aventuriers, parce qu'il n'y avait pas beaucoup de journées de tournage avec les trois personnages. Avec ces rushes, on s’est souvent demandé si on tenait un film ou pas. Et chaque fois, même quand elle ne tourne pas beaucoup, elle arrive quand même à trouver un sujet très profond. Par exemple, l'histoire de Michel traite de l'environnement. C’est devenu un sujet très urgent aujourd’hui, et c'était très avant-gardiste de le creuser à ce moment-là.

Puis avec A Great Day in Paris, au début, j'ai pensé qu’elle avait fait le film sur son amour de jazz. Mais finalement, il y a des histoires très fortes sur le racisme. Je crois qu'elle est toujours arrivée à aller très profondément dans les sujets, même avec peu de rushes. Ça m'a fait beaucoup réfléchir sur comment on approche des gens et comment on choisit les personnages.

Puis elle m'a appris aussi à ne pas aller trop vite dans le processus, parce que j'ai l'habitude de travailler très vite. Donc je me rappelle, Michka m'a dit une fois "j'ai remarqué que tu ne regardes pas ce que tu as fait". Il y a là une forme d'insécurité : je voulais avancer plutôt qu’examiner ce qui était déjà fait. C'était une relation très collaborative, mais elle avait des idées de base très solides. Avant qu’on commence le montage pour chaque film, elle avait déjà visionné les rushes et pris des notes sur les parties qu'elle voulait garder. Elle avait déjà fait ses choix. Donc, on sélectionnait tous ses choix dans les rushes. Après, pendant la construction du montage, j’ajoutais parfois mes idées. Ça devient plus une collaboration après la première étape.

MF: Je me souviens qu’elle avait montré le premier assemblage de A Great Day in Paris à Martin Duckworth.[2] C’est lui qui a suggéré le montage parallèle de la fin : d’un côté Ricky Ford dirige le Big Band et, de l’autre, il rassemble les musiciens pour la photo de groupe à Montmartre. Elle avait des idées fortes, tout en restant ouverte à celles des autres.

XF: Oui, je pense qu’elle avait un grand respect pour les propositions des autres tout en ayant des préférences très claires. Parfois on a de bonnes idées, mais ça peut éloigner de l'essence du film. Quand elle n’a pas pris mes idées, la raison a toujours été très claire pour moi. Donc ça m'a aidée à construire dans la même direction qu’elle.

Puis en général, elle m’a appris beaucoup sur les films et les arts, la littérature. On parlait beaucoup de la poésie de Zhai Yong Ming, un personnage de China Me. C'est une poète que j'aime beaucoup également. J'ai lu ses livres quand j'étais à l'école secondaire. Elle en a publié un sur Frida Kahlo, c'est à travers elle que je la connais.

MF: Je savais que vous adoriez toutes les deux Frida Kahlo. Mais je ne connaissais pas ce lien avec Zhai Yong Ming.

XF: Michka et moi on a énormément échangé sur Frida! Elle parlait aussi beaucoup de ses voyages. Ça m'a ouvert une porte, un grand univers de connaissances sur le monde, la culture, l’art et surtout la bouffe! J'ai appris comment manger un artichaut!

Elle m’a dit qu’on était comme des sœurs, même si la différence d’âge était très grande.

MF: C’était une sorte de rituel que, à un moment donné, vous arrêtiez le montage pour prendre du thé et des biscuits.

XF: Parfois je restais pour dîner et elle cuisinait des choses différentes chaque fois. Ça ne se répétait jamais. Je trouve que c'est précieux et très impressionnant, elle faisait tellement attention…

Michka m'avait appris à faire des échanges de cadeaux. Depuis le premier jour où elle m'avait offert une petite carte, on se donnait des petites choses quand on se voyait. Et chaque fois, je ramenais quelque chose d’un voyage en Chine. Je lui ai même envoyé des paquets. Ça devenait de plus en plus flamboyant. Et elle m'a aussi offert beaucoup de ses robes. On faisait du magasinage ensemble et elle me faisait des cadeaux.

MF: Dans l'ordi de Michka, il y a plus de photos de toi et elle qu'avec n'importe qui.

XF: Elle m'a dit qu'on était comme des sœurs, même si la différence d'âge était très grande. On sentait vraiment qu’on faisait partie de la même famille.

MF: Est-ce qu'elle t’a donné des conseils pour la vie?

XF: J'étais un peu désorientée quand j'ai rencontré Michka. J'avais beaucoup de doutes sur moi-même. Donc elle m'a donné beaucoup de confiance en moi. Elle prenait soin de moi, ne disait que des bonnes choses, jamais de froideur dans ses mots. Je crois qu’elle m’a aussi montré comment aimer les gens. Elle avait un côté hyper intelligent, exigeant au niveau de la pensée. Mais aussi un côté très petite fille. Je sais qu'elle a survécu à beaucoup de choses, mais elle avait choisi d'être amoureuse des gens et de la vie. Elle était très généreuse avec l'amour.

MF: Comme tu disais, elle a un côté enfantin qui ne s'est jamais perdu.

XF: Oui, je trouve que c'est très important pour les artistes de garder le côté enfantin, dans le sens de voir le monde toujours avec curiosité. Quand je suis venue la voir à la fin de sa vie, ça m’a rassurée de savoir qu’elle n’avait pas passé trop de temps à l’hôpital, et qu'elle était entourée par des gens qu’elle aimait. Malgré tous les conflits et les difficultés qu’elle a vécus, elle a eu quand même une belle vie.

MF: Elle a compris que tu es venue de Chine pour la voir à la fin de sa vie, et elle t’attendait.

XF: Je crois qu’elle me protège encore.



[1] Mary Stephen.

[2] Martin Duckworth a réalisé ou co-réalisé plus de 30 films, la plupart avec l’Office national du film du Canada.